A l'odeur,
on s'était préparé. Au bruit – un concert de caquètements et de griffes
grattant le grillage – on s'habitue. Ce qui frappe en premier lorsqu'on pénètre
dans un élevage de poules en batterie, c'est la pénombre.
L'élevage de
Claude Dumoulin, près du village de Framicourt dans la Somme, est de taille
moyenne : 125 000 poules réparties dans deux hangars. A l'intérieur, des cages
à perte de vue sur huit niveaux, partagées en quatre allées au milieu
desquelles dansent, de loin en loin, des néons suspendus verticalement.
Durant leur année de ponte, les
poules ne voient pas la lumière du jour.Soren Seelow
De leur
entrée en cage à 18 semaines jusqu'à leur départ pour l'abattoir, un an plus
tard, les poules pondeuses passent l'intégralité de leur existence entre
l'obscurité la plus complète et la pâle clarté des lampes. Pour le citoyen
soucieux du "bien-être animal", l'enfer aviaire, pour le consommateur
lambda, un mal nécessaire.
Le sol des
cages, entièrement grillagé, est incliné de sorte que les œufs (elles en
pondent deux tous les trois jours) tombent sur le tapis mécanique qui les
emmène, via une rampe extérieure, jusqu'à un troisième bâtiment d'où ils seront
expédiés pour le conditionnement. Tout, de la lumière à l'expulsion des fientes
en passant par le contrôle de l'humidité, est automatisé.
"BIEN-ÊTRE
ANIMAL"
"Vous
entendez quand elles chantent, c'est qu'elles sont heureuses. Ça, c'est le
bonheur pour un éleveur." Claude Dumoulin est conscient de la mauvaise image dont
souffrent les élevages industriels auprès d'une opinion de plus en plus
sensible au sort des animaux de rente. "J'aime mes poules,
insiste-t-il. Vous savez, un animal stressé produit moins. J'ai tout
intérêt à ce que mes poules se sentent bien."
Toutefois
s'il a consacré 3,2 millions d'euros – "25 euros par poule" –
à la mise aux normes de son élevage l'an dernier, ce n'est pas par excès
d'empathie pour son troupeau, mais en raison d'une nouvelle
directive européenne entrée en application au 1er janvier.
Claude, qui est "dans l'œuf depuis 1978", en est à sa
troisième directive en moins de trente ans. Au gré des textes pondus par la
Commission européenne, l'espace vital de ses gallinacées est ainsi passé de 450
cm2 à 550 cm2 (un peu moins que l'équivalent
d'une feuille A4) puis à 750 cm2 cette année.
La nouvelle
directive "bien-être animal" prévoit en outre quelques aménagements
censés répondre aux besoins comportementaux des animaux : les
poules peuvent désormais se mouvoir dans des cages de 20 à 60 individus (contre
six dans des cages fermées jusqu'ici), de petits perchoirs métalliques ont été
posés (les volatiles se perchent instinctivement pour dormir afin de fuir les prédateurs), un grattoir leur propose de se faire les griffes et un "nid",
sorte d'isoloir entouré d'une jupe en plastique orange, leur permet de pondre à l'abri des regards.
LIME À
ONGLE
Claude
Dumoulin a beau juger qu'on y va parfois un peu fort en terme de
bien-être animal – "la lime à ongle, elles ne s'en servent pas. On
a oublié de leur donner le mode d'emploi" – il constate
tout de même que les poules y sont plus à leur aise."Pour nous, ça
change rien, à part le prix de revient. C'est la poule qui a tout gagné en
confort", résume-t-il.
L'association L214, qui milite pour le
bien-être animal, n'est pas de cet avis. Elle constate qu'en tenant compte des
nouveaux aménagements (nid, grattoir, etc.), l'espace vital des poules n'a pas
été augmenté de 200 cm2, mais de l'équivalent de deux tickets de
métro. Les volailles sont toujours entassées, dénonce-t-elle, les sols
grillagés en pente leur abîment les pattes, bref, on est loin de conditions
d'élevage acceptables. L214 milite d'ailleurs pour l'interdiction pure et
simple des poules en cage au profit des modes d'élevage dits alternatifs : au
sol (en intérieur mais sans cage), en plein air ou bio.
En France, 1er producteur
européen d'œufs, 80 % des 46 millions de poules pondeuses sont élevées en cage.
60 % de la production est vendue en "œufs coquille" dans
le commerce, les 40 % restant étant transformés en œufs liquides à destination
de la restauration rapide, des pâtes alimentaires et de la pâtisserie. Signe
que la question des conditions de vie des animaux de rente imprègne peu à peu
la société, la part des "œufs coquille" issue
de l'alternatif augmente régulièrement et atteint aujourd'hui 35 %.
"FAIRE
PLAISIR À LA POULE"
L'élevage en
plein air ? "C'est un peu faire plaisir à la poule", résume Claude
Dumoulin. "Moi, je n'ai rien contre, la seule différence c'est le
coup de revient : 10 centimes à l'achat pour un œuf en batterie, 20 % de plus
pour le plein air, et 40 % pour un œuf bio. L'œuf est la protéine animale
la plus abordable, et celle dont la consommation augmente le plus (+ 3 % par
an). Notre objectif, c'est que la ménagère achète moins cher !",
argumente-t-il.
A cette
approche mercantile, L214 oppose le respect des conditions de vie des animaux.
Pour sensibiliser l'opinion, l'association a publié sur son
site Internet des vidéos tournées dans des élevages aux normes 2012 :
Deux
traditions philosophiques s'affrontent. D'un côté, les défenseurs des droits
des animaux et les antispécistes – nourris par les travaux de Jacques
Derrida,Boris Cyrulnik ou encore Claude
Lévy-Strauss – considèrent avec Aristote que la différence entre
l'homme et l'animal n'est "pas de nature, mais de degré" et
que l'humain ne peut donc chosifier la bête (dans le code civil, l'animal est un
"bien meuble", c'est-à-dire qu'il n'est considéré que
dans la mesure où il appartient à l'homme). De l'autre, les cartésiens,
convaincus que l'homme, "maître et possesseur de la nature",
a le droit d'exploiter à sa guise le vivant (le fameux"animal-machine")
pour assurer sa subsistance et de son développement.
>> Lire
: Quels
droits pour les animaux ?
L'exploitation
du potentiel économique des poules ne s'arrête pas à la seule ponte. Une année
loin du soleil et quelques 300 œufs plus tard, elles partent pour l'abattoir,
avant d'être exportées pour moitié vers l'Afrique, grande
consommatrice de poules. L'autre moitié est recyclée dans les plats cuisinés
(couscous, paella, etc.) et la nourriture pour animaux domestiques…
Soren
Seelow
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire