Selon Diane
Drory, psychologue et psychanalyste, les enfants souffrent d'une terrible solitude,
alors que l'on fait tout pour eux. À force de penser et d'agir à la place des
enfants, l'adulte les confronte à un surplus d'offres qui n'est pas bénéfique
pour eux. Dans Au secours ! Je manque de manque ! (De Boeck,
15 euros), l'ancienne présidente de la Fédération belge des psychologues,
spécialiste de la petite enfance, dénonce l'effacement du "connais-toi
toi-même" au profit du "deviens toi-même".
Le
Point.fr : Comment peut-on "manquer de manque" ?
Diane
Drory : Le
"manque de manque", c'est un "trop-plein". Pour les enfants
- comme pour les adultes, d'ailleurs -, le manque est nécessaire pour relancer
le désir. Il faut dissocier le "besoin" (comme manger par exemple),
qui donne du bien-être, du "plaisir", qui ne peut surgir que s'il
nous manque quelque chose. Il est indispensable de prendre le temps d'espérer
ce que l'on souhaite. Imaginons un enfant qui demande une petite voiture : le
jouet ne lui procure aucun bien-être. Si on satisfait à sa demande
immédiatement, il n'aura pas eu le temps d'avoir un projet, d'imaginer pourquoi
il en a envie, de l'espérer. D'ailleurs, souvent, si on lui donne tout de
suite, il laissera le jouet de côté après deux petites minutes.
N'est-ce
pas un peu sadique de ne pas satisfaire tout de suite un désir qui est facilement
réalisable ?
Pas du tout
! Au contraire, cela va permettre de discuter avec l'enfant, de vérifier avec
lui qu'il s'agit d'une réelle envie, de définir ensemble à quelle occasion on
pourrait lui offrir ce jouet... Un peu comme un adulte qui réfléchirait bien
avant de s'offrir un vêtement. Si tous ses désirs sont satisfaits tout de
suite, l'enfant n'acquiert pas le sens d'un projet pour sa propre vie. Il faut
l'amener à construire un cheminement de réflexion. C'est l'un des gros
problèmes de notre société : on n'aide plus les enfants à penser. Non seulement
on leur donne tout, mais on fait également tout à leur place. Lorsqu'un enfant
a perché son ballon dans un arbre, plutôt que de l'inciter à réfléchir à la
manière dont il pourrait le récupérer, le parent va se lever dans l'instant
pour aller chercher le jouet.
Ne
faut-il pas l'aider ?
On vit avec
le faux idéal que l'enfant doit toujours être heureux pour que l'on soit un bon
parent. Mais le mieux est l'ennemi du bien : en réalité, on leur coupe les bras
et les jambes. Les enfants en souffrent beaucoup : pléthore d'enfants se
sentent nuls, usent à répétition des expressions "bof", "j'sais
pas". Certains disent même avoir envie de mourir ! En réalité, ils ont la
culture "jeu vidéo" : ils veulent une "autre vie", où ils
prendraient des risques.
Est-ce un
phénomène nouveau ?
Il y a en
effet eu une évolution du rapport parent-enfant, surtout depuis Mai 1968.
Avant, les parents avaient tout pouvoir de décision sur la trajectoire de vie
de l'enfant. Désormais, on considère que l'enfant détient toute la vérité sur
lui-même, et on lui demande son avis pour tout. Il ne doit pourtant pas avoir
son mot à dire sur tout ! On a assisté à une passation d'autoritarisme d'une
génération à l'autre. Même si l'enfant peut choisir un vêtement ou comment il
organise sa chambre par exemple, les parents doivent faire respecter les règles
qu'ils ont fixées, sans demander leur avis aux petits.
Comment
en est-on arrivé là ?
Aujourd'hui,
rien n'est moins sûr que le lien du couple, alors on s'accroche d'autant plus à
l'enfant qu'il existe avec lui - et avec lui seul ! - un lien indissoluble.
C'est pour cela qu'il faut qu'il n'arrive rien à l'enfant, qu'il ne coure aucun
risque. Combien de parents disent à leur progéniture : "Tu peux aller
jouer dans le jardin, mais reste bien là où je te vois !", alors que le
plaisir est justement derrière le bosquet, là où ils seront seuls ! Les enfants
n'ont plus d'expérience sensorielle.
Comment
les parents doivent-ils donc se comporter avec leurs enfants ?
Il faut dire
"non" à un enfant, qu'il puisse désirer, faire des bêtises d'enfants
pour expérimenter la vie et savoir ce qui se fait ou pas. La société actuelle
prône le "j'ai de bons parents quand j'ai tout ce que je veux, quand je
veux", mais il faut entrer en résistance active contre cela ! Aujourd'hui,
on donne tout, tout de suite, de manière à éviter le conflit. Mais le conflit
n'est pas le "non-amour" ! Dans l'opposition, on se rencontre
vraiment : le face-à-face permet l'explication, la discussion, la rencontre. On
leurre les enfants sur la réalité du quotidien : dans la vie, on n'est pas tout
le temps heureux, on n'a pas toujours ce que l'on veut, on a le droit à l'échec
et à l'erreur. Les enfants souffrent d'une terrible solitude, alors que l'on fait
tout pour eux. On les responsabilise trop tôt, en considérant qu'ils savent ce
qui est bon pour eux. On leur demande d'être parfaits : quelle pression !