A trop vivre
avec la télé et les ordinateurs, notre cerveau serait en train de se
transformer. Et pas de bonne manière. Examinons les alertes des scientifiques.
La vie par écrans interposés? Une
exaltation continument relancée. A chaque seconde, un échange, une
information, une image, un récit, une enfilade de surprises. Soi, et le monde
pour soi, grâce à un clic. Qui aurait imaginé un jour éprouver un tel nirvana,
embrasser tant de liens et être autant auto suffisant?
Et voilà que
des scientifiques viennent gâcher la fête. A trop vivre de l’autre côté de
l’écran, nous serions en train de perdre raison. Des drogués, des somnambules:
notre cerveau serait en train de se transformer. Même si ces prophéties ne sont
pas si nouvelles, le temps consacré aux écrans s’étant démultiplié au cours des
dernières années — les Français y passent la moitié de leur temps de loisirs,
examinons ces alertes.
D’abord
celle qui concerne l’écran le plus regardé: la télévision. Le
neuroscientifique Michel Desmurget, dans son livre TV Lobotomie (Max
Milo, 2011), armé des centaines de travaux qui établissent une corrélation
entre l’exposition aux images télévisuelles et la dégradation des compétences
cognitives et sociales, en appelle, après bien d’autres chercheurs, à une prise
de conscience collective.
Il désigne
plus que tout son rôle néfaste dans l’environnement éducatif des enfants. Selon
lui, la télévision formate le développement du cerveau, entrave la
progression linguistique, génère des troubles de l’attention, subordonne la
façon de penser, contraint l’imagination… bref, cette maîtresse du logis «constitue
du point de vue ontogénétique un temps stérile, parfaitement inutile. Elle
n’enseigne rien, ne câble rien, et en dernière analyse ne sollicite aucune des
compétences fondamentales que le cerveau en formation doit construire»,
écrit-il.
Où sont
les virtuoses du multitasking?
Les
thuriféraires de la Web culture peuvent-il se réjouir de cette vision à charge
contre «l’ancêtre d’internet»? Pas du tout. De fait, le chercheur, rappelant
que selon plusieurs études la majeure partie des jeunes n’utilisent que les
applications les plus simples de cet outil et sont loin d’être des virtuoses de
la recherche dans le réseau et du multitasking, inclut internet dans sa
dénonciation.
Ces
accusations contre la société des écrans s’inscrivent dans la suite d’autres
analyses récentes, par exemple, celles du journaliste Nicholas Carr (Internet
rend-il bête?, Robert Laffont, 2011), ou celles du philosophe Jannis Kallinikos (Governing
Through Technology. Information Artefacts and Social Practice, Palgrave
Macmillan, 2010).
Ces travaux
pointent la main invisible (du marché) qui, derrière l’architecture sans cesse
perfectionnée des moteurs de recherche ou des réseaux, incite l’internaute à
circuler sans répit et le plus vite possible, moyen pour l’opérateur de
maximiser les recettes publicitaires qu’il tire de cette déambulation.
«Les
profits de Google sont directement liés à la rapidité à laquelle les gens
absorbent de l’information… Chacun de nos clics crée une rupture de notre
concentration, une perturbation ascendante de notre attention…. Google est
vraiment au sens propre dans le business de la distraction», écrit Nicholas Carr.
Les sites
d’information, ou communautaires comme Facebook et Twitter, fonctionnent sur le
même modèle, l’injonction à la rapidité de consultation, en lançant des alertes
de plus en plus rapprochées. Résumons: nos cerveaux survolent cette marée
d’informations, et, et happés dans les mâchoires de l’urgence, perdent
l’aptitude à la réflexion en profondeur.
Les
médias influent-ils sur les comportements?
Aucune
raison de douter de la bonne foi des contempteurs de la civilisation des écrans.
Le passage d’une société de l’écrit à une société des images, d’une
lecture de type linéaire propice à la réflexion, d’une part, à une circulation
dans des hypertextes qui favorise «la lecture en diagonale, la pensée
hâtive et distraite, et l’apprentissage superficiel» (Nicholas
Carr), de l’autre: tout ceci mérite considération et interrogations.
Toute
l’œuvre de Marshall
McLuhan est consacrée aux effets de la technologie sur les sens, et ce
théoricien des communications n’a cessé d’affirmer que les transformations dans
les modes de sollicitation du cerveau induisaient des changements culturels
cruciaux: ce qui était plus intuitif que prouvé à son époque s’est trouvé
largement confirmé par les travaux des neurologues.
Toutefois
l’axe du déterminisme technologique emporte des limites, car il est difficile
d’isoler, dans sa pureté du diamant, l’effet média parmi l’ensemble des
paramètres cumulatifs (historiques, sociaux culturels, familiaux, individuels,
etc) qui influent sur les comportements: par exemple, sur l’échec
scolaire ou les attitudes violentes, deux préoccupations souvent imputées à la
responsabilité des médias d’images.
«Il
serait sage de réserver tout jugement de valeur dans l’étude des médias,
puisqu’il est impossible d’en isoler les effets», notait raisonnablement l’auteur
de Pour comprendre les médias.
Par
ailleurs, d’autres travaux infirment la toute puissance des médias
électroniques. La sociologie
fonctionnaliste américaine, en s’écartant de la théorie des effets, et
en empruntant d’autres pistes (modes d’utilisation, gratification attendue,
thème de l’agenda: «A quoi les médias font-ils penser?», mécanismes
de formation de l’opinion, etc) montrent que les interactions entre les médias
et la société, qui procèdent d’un mouvement bi-directionnel, sont infiniment
plus complexes que ne le suggère l’approche par la causalité directe.
Engourdissement
Les études
sur la réception, enfin, grande spécialité de la sociologie anglaise des médias
(école de Birmingham), désignent un spectateur actif, qui s’appuie sur sa
propre expérience, sa culture, son environnement immédiat, sa capacité de
socialisation, pour interpréter les messages, construire ses
propres défenses et s’approprier des textes médiatiques.
Cela étant,
il est vrai que les pratiques
d’écrans croissent de façon spectaculaire, en raison de la profusion des
supports (télé, tablettes, smartphones), de leur nomadisme, et de
l’infinité des contenus qui y circulent. Les outils de communication en
réseaux, promesses de toujours plus de gratifications et d’excitations, ont
fait entrer les secteurs de l’information dans le domaine des marchandises à
caractère addictif, décuplant de façon considérable une propension déjà
observée à propos de la télévision.
Plutôt que
de porter l’attaque contre les contenus et les usages, tellement diversifiés
qu’aucune opinion à leur endroit ne pourra jamais faire consensus, l’approche
pertinente, semble-t-il, c’est donc bien de s’alarmer de la dépendance possible
à l’égard de la glisse sur écrans. L’ivresse qu’y trouve l’usager est bien
supérieure à celle procurée par le feuilletage de livres et par beaucoup
d’autres activités récréatives.
S’y mêlent
en effet le plaisir de l’exploration curieuse et le sentiment de puissance que
procure le fait d’être le commandant de bord du voyage. Or la
surconsommation médiatique produit à la longue plusieurs «engourdissements»,
comme l’indiquait Marshall McLuhan: de la mémoire, de la concentration, de
certaines facultés comme la raison et la perception.
Comment
retrouver le graal de la pensée méditative –que Nicholas Carr, et bien
d’autres, appellent de leurs vœux? La plupart des auteurs préconisent l’ascèse
médiatique –ou tout comme.
Nicholas
Carr a quitté Boston et est allé vivre dans une petite ville du Colorado où la
connexion ADSL étant déficiente, il a résilié tous ses comptes aux
réseaux sociaux, se contentant d’une liaison internet pour quelques heures par
jour.
Envie de
décrocher?
Michel
Desmurget érige comme modèle les méthodes éducatives des familles sans
télévision (rappelons: 10 % dans les milieux de cadres et 2 % dans les milieux
ouvriers), ou celles qui en restreignent drastiquement l’usage à une poignée
d’heures par semaine: des familles où les enfants sont incités à lire, faire du
sport, se promener, s’adonner à des jeux qui mobilisent la participation et la
créativité, et où les phases d’ennui sont tenues comme formatrices.
Cette
radicalité dans la diète laisse entendre que les médias génèrent une telle
addiction qu’une rupture brutale est nécessaire pour en venir à bout,
comme pour l’alcool —au premier verre, l’alcoolique repique. Mais qui est
capable et a vraiment envie d’un tel sevrage? Qui a, à ce point, envie de se
dissocier de la culture commune, celle que tout le monde connaît et
pratique?
Rappelons
que Marshall McLuhan, prophète controversé à son époque, devenu idolâtré à
l’ère d’internet, n’avait pas une vision si dramatique des outils de
communication modernes, et qu’il en louait certains aspects. Il voyait dans la
télévision et les nouveaux médias un moyen de retribaliser les sociétés,
d’induire «en profondeur» une participation du public, de revitaliser la
vie sensorielle et l’imagination.
Monique
Dagnaud